Une évolution significative des rapports entre l’entreprise et le politique
Des pas de temps différents qui peuvent susciter des incompréhensions
Quand il a accédé à la députation en 2017, Bruno Bonnell comptait s’appuyer sur son expérience de chef d’entreprise (Infogrames, Infonie, Robopolis…) et “partait pour changer le monde à la manière d’un entrepreneur”.
Il a toutefois dû apprendre le temps parlementaire et s’adapter à un univers extrêmement codé, aux règles très contraignantes.
« Dans la société civile, on fait du bateau à moteur. On met de l’argent, on s’entoure d’une bonne équipe, on fixe un cap et on fonce. En politique, on navigue sur un bateau à voile. Il faut composer avec les courants, les vents contraires, voire les tempêtes. Comme il faut tirer des bords pour avancer, il est très difficile de garder un cap. C’est un très beau défi, à condition d’accepter de ne pas être totalement maître de son destin. Rien n’est jamais simple. Même si on a un objectif clair, l’atteindre à 65 % signifie déjà qu’on a surperformé. C’est tout le contraire de l’entreprise. » Bruno Bonnell
En 2017, une soixantaine de chefs d’entreprise est entrée à l’Assemblée nationale, ce qui a constitué une vraie rupture.
Un rapprochement s’est opéré entre 2 mondes qui se regardaient jusqu’à alors “en chien de faïence”, sans se comprendre.
Bruno Bonnell ne souhaitait pas briguer un deuxième mandat. Mais la plupart des chefs d’entreprise qui ont été élus veulent continuer, quelques-uns par conviction et d’autres par frustration.
Le quinquennat d’Emmanuel Macron a, en effet, été marqué par plusieurs crises, qui ont ralenti la mise en œuvre des réformes. Les fondations ont été posées, mais il faut maintenant passer à l’étape suivante.
« Ils veulent jouer la deuxième mi-temps et aller au bout du match. » Bruno Bonnell.
Une écoute qui s’est globalement renforcée
Un certain nombre de chefs d’entreprise notent que des évolutions sont intervenues au cours des dernières années. Des demandes qui émanaient depuis longtemps des acteurs économiques ont enfin été prises en compte par le gouvernement.
La production, l’industrie ou les ETI n’ont jamais été autant au centre des discours.
Si le pas de temps du politique reste lent, il semble néanmoins s’être accéléré. La proximité avec le monde économique s’est accrue. Sans forcément partager les mêmes convictions, le corps social constitué par les élus LaRem et leurs collaborateurs ont permis aux chefs d’entreprise de trouver des interlocuteurs plus proches de leurs préoccupations.
« On a réussi à mettre en place un dialogue et à avoir des échanges pragmatiques. Ça n’existait pas avant. » Un participant.
Par le passé, des discussions constructives existaient déjà avec les régions. Elles se sont étendues au niveau national, avec une certaine stabilité des ministres, qui permet aux personnes de se connaître et renforce la continuité dans la gestion des dossiers.
« On a tissé des liens qui permettent d’aller plus vite. Avant, il était difficile d’accéder au ministère et, quand on y arrivait, ça ne débouchait sur rien. Depuis 5 ans, on est reçu et on sent une meilleure prise en compte du terrain. » Un participant.
Des difficultés qui restent compliquées à dépasser
Ces évolutions considérées comme globalement positives ne s’appliquent toutefois pas à l’échelon européen. La plupart des chefs d’entreprise relèvent en effet sa complexité, voire son manque de transparence.
Ils ont le sentiment de se voir imposer des réglementations sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Les perspectives leur paraissent d’ailleurs assez préoccupantes.
« En ce qui concerne la trajectoire de décarbonation, je m’attends à un tsunami de normes européennes pour atteindre les objectifs. Il y aura une pression énorme de la réglementation, sans avoir la possibilité de la co-construire. On a déjà un cadre normatif extrêmement contraignant et je pense que ce sera pire demain. » Un participant.
Des efforts pourraient en outre être engagés par l’administration française pour mieux connaître le tissu économique. Les expériences sont cependant contrastées, selon les directions auxquelles les chefs d’entreprise s’adressent et selon leurs secteurs d’activité. S’agissant de ces derniers, tous ne bénéficient pas du même niveau de compréhension des enjeux.
« Les fonctionnaires sont parfois dans leur logique. Ils ont un prisme de lecture de la société différent de celui des chefs d’entreprise. Il ne faut pas hésiter à solliciter les élus pour faire l’interface. » Bruno Bonnell.
Pour ce qui est de l’Europe, Bruno Bonnell reconnaît que la France peine à mener un lobbying efficace à Bruxelles et que le changement nécessite une forte mobilisation politique.
« Si on veut bouleverser les normes européennes, il faut que ce soit les familles politiques qui veulent les simplifier qui gagnent les élections. Il n’y a pas d’alternative. » Bruno Bonnell.
Une intervention accrue de l’État justifiée par la profonde transformation de la société
Une réorientation de toute l’économie qui devient indispensable
Avant son élection en 2017, Emmanuel Macron avait publié Révolution, essai dans lequel il expliquait que le pays allait connaître une transformation majeure. Celle-ci dépasse la personnalité du président et les caractéristiques du corps social des élus LaRem. Il s’agit d’un mouvement de fond.
La décarbonation nécessite de revoir totalement le fonctionnement de l’économie. Or, pour ne plus avoir d’énergie fossile en 2050 ou en 2100, il n’existe pas énormément de solutions. Un certain nombre d’experts s’accordent sur le fait que 75 % de l’objectif pourra être atteint avec le développement massif de l’électrification et que les 25 % restants nécessiteront de la sobriété. Les habitudes de consommation devront changer.
Dans ce contexte, la France peut saisir une opportunité majeure. Alors que l’Allemagne est fragilisée, notamment par son modèle industriel et son exposition au gaz russe, elle a la possibilité de s’imposer et de prendre le leadership en Europe.
« Si on la joue collectif, on est à un moment où on peut vraiment faire la différence. » Bruno Bonnell.
Un rôle des entreprises qui doit dépasser la création de valeur financière
Face aux enjeux, l’État et les chefs d’entreprise ne doivent plus être « face à face, mais côte à côte ». Ce n’est pas une question de bord politique. Il faut que tous les acteurs avancent ensemble.
Les entreprises ont un rôle politique à jouer, car elles appartiennent au corps social. Elles ne peuvent pas avoir pour seul objectif de réaliser des profits. La loi PACTE, qui a notamment permis l’adoption d’une mission ou d’une raison d’être, s’inscrit dans cette logique.
« Lors de la préparation de la loi PACTE, nous avions envisagé que toutes les entreprises soient de fait à mission. Nous leur aurions laissé l’option de ne pas l’être, mais nous aurions inversé le schéma de base. Finalement, nous ne sommes pas allés jusque-là, notamment pour des raisons juridiques. Pourtant, dans la réalité, la plupart des entreprises sont à mission. Il faut un équilibre pour que la machine humaine fonctionne et celui-ci ne peut pas reposer uniquement sur l’atteinte d’un TRI. » Bruno Bonnell.
Des idées circulent également autour d’un dividende salarié, qui obligerait les entreprises à associer leurs collaborateurs aux bénéfices si elles veulent effectuer une distribution à leurs actionnaires. Si beaucoup de sociétés, notamment des ETI, n’ont pas attendu la loi dans ce domaine, imposer des contraintes supplémentaires suscite de vives réticences.
« C’est très français de vouloir mettre une obligation de partage du bénéfice. Cela crée un mouvement de recul, qui n’est pas lié aux instruments en eux-mêmes, mais au fait qu’ils devraient être laissés à la libre décision des entrepreneurs. » Un participant.
Un financement qui devrait être assuré par la croissance
À chaque fois que la société a connu des changements aussi radicaux que ceux qui s’annoncent, l’Etat est intervenu de manière massive pour les accompagner.
L’ambition d’Emmanuel Macron est de dérisquer un ensemble d’outils pour que les entreprises participent à la transformation de la société et accélèrent ce mouvement. Il s’agit d’associer les énergies.
S’ils se félicitent globalement de l’adoption de mesures qui pourraient leur être favorables, certains chefs d’entreprise expriment néanmoins des réserves sur leur financement et sur les conséquences en termes d’alourdissement de la dette publique.
« Le rôle du politique est de comprendre les entreprises, mais également d’éviter qu’on alourdisse constamment la dette et qu’on finisse par se prendre un retour de bâton dans la figure. » Un participant.
Le gouvernement entend faire le pari que la croissance économique permettra de dégager suffisamment de ressources supplémentaires pour ne pas creuser le déficit. L’objectif est de créer une dynamique. En outre, puisqu’il s’agit d’accompagner une forme de révolution, l’engagement de l’Etat n’est pas réellement un choix.
Un soutien massif aux ETI au travers de France 2030
France 2030 : un budget qui aidera les entreprises à changer de dimension
France 2030, qui s’inscrit dans la lignée des PIA initiés en 2008, est dotée d’une enveloppe de 54 milliards d’euros et ne constituera qu’une première étape.
À ce jour, seulement deux milliards d’euros ont été engagés. Il reste donc un budget de 52 milliards, ce qui est énorme au regard des 31 milliards par an que représente l’intégralité des investissements faits en France.
L’objectif est de faire preuve de sélectivité et d’octroyer des tickets de 50 à 100 millions d’euros. Il ne s’agit pas de multiplier les soutiens, mais d’offrir un effet de levier à des entreprises qui peuvent concrètement décoller et permettre à la France de reprendre le leadership dans des secteurs souverains ou stratégiques.
Les ETI et l’innovation
« Les ETI sont notre cible principale, car elles sont assez structurées pour utiliser cet argent. » Bruno Bonnell.
L’intervention de France 2030 pourra prendre la forme de subventions, d’avances remboursables ou de participations en fonds propres. Cette dernière possibilité ne pourra toutefois pas excéder 10 % de l’enveloppe totale, soit 5,4 milliards d’euros. À ce stade, il n’est pas prévu de commande publique.
Le décaissement des fonds sera programmé par l’assemblée nationale et s’étalera globalement sur 10 ans. En revanche, aucun calendrier n’a été fixé en ce qui concerne l’engagement des dépenses, qui pourra s’adapter au rythme des besoins.
Certains chefs d’entreprise relèvent qu’un ticket de 50 à 100 millions d’euros peut exclure certains secteurs d’activité, comme les services.
S’il n’est pas totalement opposé à des ajustements, Bruno Bonnell insiste cependant sur le fait que le mécanisme doit rester focalisé sur « la transformation à impact ».
« Nous voulons financer l’innovation, qui est la réponse à une demande sociétale. L’Etat ne subventionne pas l’amélioration du P&L, mais aide à changer de dimension, pour augmenter la croissance potentielle du pays. Il ne s’agit pas de permettre à des entreprises de gagner plus d’argent, mais de soutenir des projets qui transforment vraiment les choses. » Bruno Bonnell.
Des appels à projets qui orienteront les financements
Aux États-Unis, la DARPA s’empare des grands défis du futur, principalement dans le domaine militaire, et propose des concours aux entreprises. Cette approche, qui est une forme de commande publique, est assez dirigiste.
La France n’a pas retenu ce modèle et a décidé de privilégier des appels à manifestation d’intérêt. Le spectre est relativement large. Dans tous les secteurs qui ont été identifiés comme prioritaires, il s’étend de la recherche à l’industrialisation.
Une poche de 5 milliards d’euros sera réservée pour les innovations de rupture, qui ne rentreraient pas dans le cadre prédéfini.
Les dossiers seront analysés par une équipe de 45 personnes, qui constitue l’organisation de France 2030. Celle-ci s’appuiera en outre sur des opérateurs de l’État, dont la BPI, l’ADEME, la Caisse des Dépôts et Consignations et l’ANR. Il est également prévu de faire appel à des pools d’experts et de mobiliser la veille effectuée par France Stratégie.
Un site sera mis en ligne dans les prochaines semaines pour permettre aux entreprises de prendre connaissance du dispositif et, le cas échéant, d’y participer.
France 2030 : des efforts qui devront aussi porter sur la formation
France 2030 consacrera par ailleurs une enveloppe de 2,5 milliards d’euros au développement de la formation, qui constitue également un enjeu majeur pour les prochaines années. Dans ce domaine, le ticket sera évidemment beaucoup plus réduit, puisqu’il s’agit de financer des écoles, des dispositifs internes…
« Nous devons ajuster la ressource humaine à l’ambition du projet. Ce n’est pas qu’une question de financement. Si nous n’avons pas les hommes pour la mettre en œuvre, nous n’aurons pas de croissance. » Bruno Bonnell
Un certain nombre de déficits de main-d’œuvre formée ont déjà été identifiés, notamment dans les secteurs du bâtiment ou du bio médicament.
Sur le même sujet :